Avec margarite

Une fois, j’avais seize ans. J’étais très mince, jolie et un peu innocente. J’avais encore à cet âge-là une allure d’enfant.

Tour à coup mon père est mort  dans un tragique accident. Il était sorti avec les paysans pour chercher le médecin au village. La nuit était obscure, froide et il y avait un orage.

Il allait à grande vitesse sur son cheval et, après un coup de tonnerre, la monture a sauté et mon père est tombé. Nous l’avons perdu. Nous étions tristes et ruinés.

Ma mère a décidé d’aller chez grand-mère. On est parti ensemble. Dans ce voyage, j’ai vécu une expérience inoubliable. C’était dans un train de nuit, le train de Bordeaux, vers 1930. On n’avait plus rien, seulement deux petites valises. Ma mère avait vendu les meubles, les peintures et des bijoux pour acheter les billets et pouvoir commencer une nouvelle vie.
Je pensais : un jour on  est heureux, et le lendemain, on est affligé… dans une gare. J’étais là avec ma famille, mes deux frères et ma mère. Une famille s’était rassemblée  dans le déchirement, l’apathie pour la vie et le désespoir.
On est entré dans le train. Il y avait je crois deux ou trois autres personnes dans le wagon  de troisième classe à huit places et il avait aussi un homme jeune en face de moi qui me regardait. Je ne sais pourquoi, soudain, je lui ai dit « bonjour monsieur ». Il avait un regard pénétrant. Quand il m’a parlé, je me suis sentie fascinée, légère et enivrée par ses mots. Il m’a raconté ses voyages en terres étrangères. A cette époque-là, je ne connaissais  rien parce que je n’étais  jamais sortie de chez moi. J’étais une innocente paysanne qui avait grandi entre les moutons, les vaches, les chevaux. Mon petit monde commençait dans la prairie et finissait dans la forêt.

Cet étranger mystérieux parlait des autres gens, des autres langues, des autres cultures. C’était un homme qui, avec une histoire, pouvait t’enrôler et ensorceler.  J’ai volé dans le tourbillon de ses mots. Je pouvais sentir l’arôme d’une fleur exotique, goûter un nouveau repas, marcher sur un chemin que je ne connaissais pas, nager dans un lac transparent. Comme lui, je voulais sortir et découvrir la vie. Cependant, il est descendu du train avant nous. J’ai pensé : l’homme qui a le pouvoir de me faire rêver est parti. Mais, cette personne, d’où venait-elle? Qui était cet homme ? Il connaissait tant de choses, pourtant il paraissait jeune. Il devait avoir trente ans.